Face au bivium pythagoricien

• La notion de bivium est un concept qui émerge chez les pythagoriciens dans un contexte historique et philosophique bien particulier, avec des significations profondes et des implications qui éclairent jusqu’à la psychanalyse contemporaine.

Pythagore, un philosophe, mathématicien et mystique grec du VIe siècle avant notre ère, est à l’origine d’une école de pensée s'intéressant à des domaines tels que les mathématiques, la musique, l'éthique et la métaphysique. Les pythagoriciens croyaient en l'importance des nombres et en l'harmonie de l'univers, ils cherchaient à découvrir grâce au calcul et à la géométrie les lois fondamentales qui régissent la réalité.

Un choix déterminant

Le terme latin bivium désigne une route qui se divise en deux chemins. Dans le contexte pythagoricien, le bivium représente une bifurcation, une division métaphorique entre deux voies : entre deux modes de vie. C’est une image qui s’impose souvent lorsque l’on aborde la question des choix moraux et éthiques.

Pour les pythagoriciens, la vie s’envisage comme un voyage spirituel, où chaque individu doit se confronter à des choix cruciaux qui déterminent le cours de son existence. Ces choix sont symbolisés par le bivium, et l'individu se tient à la croisée des chemins, hésitant entre deux voies séparées et pourtant complémentaires.

D'un côté du bivium débute la VOIE DE LA VERTU (la VOIE DE L'ASCENSION), qui symbolise la recherche de la connaissance, de la sagesse, de la modération et de la maîtrise de soi. C'est le chemin de l'harmonie intérieure, de l'équilibre et de la réalisation spirituelle. Les pythagoriciens encouragent à suivre cette voie, celle qui conduirait à une existence menée en harmonie avec les lois de l'univers, à l'accomplissement personnel.

De l'autre côté du bivium serpente la VOIE DE LA DÉBAUCHE (la VOIE DE LA DESCENSION), qui figure l'ignorance, les passions débridées, l'excès et la vie trop matérialiste. C'est un chemin de disharmonie, de déséquilibre et de souffrance. Les pythagoriciens mettent en garde contre les dangers de cette voie, avertissant ceux qui la suivent : la condamnation à un cycle de réincarnations douloureuses, une âme emprisonnée dans les ténèbres de l'ignorance.

Ainsi, le bivium des pythagoriciens montre la dualité fondamentale de l'existence humaine, avec la nécessité de faire des choix conscients et éclairés. C'est une invitation à la réflexion et à l'introspection, un rappel que chaque action, chaque décision, a des conséquences qui façonnent notre destinée spirituelle. Les pythagoriciens croyaient fermement que l'individu qui choisissait la VOIE DE LA VERTU pouvait transcender les limites de la condition humaine et s'élever vers la réalisation de son plein potentiel en tant qu'être conscient et éveillé.

Un engagement

Une autre conception plus tardive du bivium propose un choix entre une voie de la facilité, souvent basée sur la tradition et la conformité sociale, et une voie plus difficile, mais potentiellement plus gratifiante, qui implique de défier les attentes et de suivre son propre chemin.

Dans cette interprétation alternative du bivium, la VOIE DE LA FACILITÉ s’appuie sur le conformisme, la propension à suivre les traditions familiales et sociales sans remettre en question les choix de vie. C’est un modèle que l’on pourrait identifier lors de la prolongation d'une lignée familiale installée dans une certaine profession ou chaque fois que les normes culturelles établies sont suivies aveuglément. Cette voie possède l’avantage de sembler confortable et sûre, car elle assure la persistance d'un modèle prédéfini et évite les défis potentiels associés à la remise en question des attentes établies.

Envers soi et contre tous

En revanche, la VOIE PLUS DIFFICILE et salutaire implique une prise de risque, le questionnement des traditions et l’ouverture d’un nouveau chemin pour soi, souvent à l'encontre des attentes familiales ou sociales. On pourrait reconnaître ce chemin dans la poursuite d'une carrière ou d’un mode de vie en décalage radical avec les habitudes familiales, chaque fois que l’on remet en question les normes sociales et culturelles établies pour poursuivre ses propres convictions et aspirations. Cette voie est plus difficile, car elle implique de surmonter des obstacles, de faire face à l'opposition et de naviguer dans l'incertitude, mais elle peut aussi induire une plus grande satisfaction personnelle et un sentiment d'accomplissement, une vie authentique et alignée sur des valeurs incarnées.

Dans cette optique, la VOIE DU VILAIN PETIT CANARD pourrait représenter le chemin de ceux qui choisissent d’embrasser leur propre singularité, même si cela implique d'être différent ou mal compris des autres. S'éloigner des attentes familiales ou sociales et suivre son propre chemin, c’est avancer à l'encontre du courant dominant. Ce choix peut être une source de croissance personnelle et de découverte de soi, la possibilité de s'épanouir pleinement en tant qu'individu unique et authentique.

S’écouter

On peut également relier la conception du bivium à la formule de Jacques Lacan : « ne pas céder sur son désir. »

Dans la perspective de Lacan, cette formule exprime l'idée que l'individu doit rester fidèle à son désir authentique, même s'il va à l'encontre des attentes sociales ou des normes établies. Cela implique de ne pas céder aux pressions externes pour conformer son désir à celui des autres, mais plutôt de suivre son propre chemin intérieur, même s'il est difficile ou contraignant.

Face au bivium, cela pourrait se traduire par le choix de la VOIE PLUS DIFFICILE et salutaire, opter pour le chemin qui correspond à ses désirs les plus profonds, même si cela implique de défier les conventions et d'aller à contre-courant. Cela peut se traduire dans le choix d'une carrière ou d’un mode de vie qui reflète véritablement ses aspirations personnelles, même si cela nécessite de surmonter des obstacles ou de faire face à l'opposition.

En lien avec la conception pythagoricienne du bivium et en suivant la formule de Lacan, l'individu s'engage dans un chemin intérieur, processus de réalisation de soi authentique, où il cherche à explorer et à exprimer pleinement ses désirs uniques, plutôt que de se conformer aux attentes extérieures. Cela peut être un acte de résistance contre la pression sociale et culturelle à se conformer, et un engagement envers une vie vécue avec intégrité et sincérité.

Dilemme intérieur

L'idée d'INSOCIABLE SOCIABILITÉ développée par le philosophe allemand Emmanuel Kant complète aussi la conception du bivium pythagoricien. La nature humaine tend à la fois vers la socialisation et vers l'individualité : Kant affirme que les êtres humains ont un désir naturel de vivre en société, de coopérer et de partager avec d'autres, mais qu’ils expérimentent en même temps un besoin profond d'indépendance et d'autonomie.

Ce bivium pourrait être interprété comme une tension entre la poursuite des normes sociales établies et l’engagement vers ses propres désirs et aspirations. L'insociable sociabilité suggère l’influence constante d’une poussée intérieure vers l'individualité et l'expression de soi qui agit simultanément avec la tendance à se conformer aux attentes sociales et à la société dans son ensemble.

On peut à nouveau rejoindre la formule de Lacan, « ne pas céder sur son désir. » L'insociable sociabilité pourrait être interprétée comme une lutte pour rester fidèle à ses désirs authentiques, même au sein de la société qui encourage souvent la conformité et l'uniformité. Cela implique de trouver un équilibre entre l’intégration à la société et la préservation de son individualité, la poursuite de ses propres aspirations.

Un être double

Finalement, le jeu de miroir entre l'insociable sociabilité, le bivium et la formule de Lacan réside dans la reconnaissance de la dualité de la nature humaine, l’oscillation entre le besoin de socialisation et le désir d'indépendance, entre la nécessité de rester fidèle à soi-même et le poids des exigences sociales et des pressions externes. Cela souligne l'importance de cultiver un sens de l'identité authentique et de la volonté de suivre ses propres désirs, même si cela implique parfois de défier les normes établies ou de s'éloigner du troupeau.

En quête de soi

La notion d'individuation chez Carl Gustav Jung présente aussi des similitudes avec le concept de bivium chez les pythagoriciens. Jung considère l'individuation comme un processus de développement personnel et de réalisation de soi, où l'individu cherche à devenir conscient de sa propre identité et à intégrer les différentes parties de sa personnalité pour atteindre un état d'équilibre et de totalité.

Dans le contexte d'une société individualiste, l'accent est souvent mis sur la réalisation de soi et la réussite personnelle, encourageant les individus à poursuivre leurs propres objectifs et aspirations. Paradoxalement, Jung met en garde contre le fait que le chemin de l'individuation est complexe et peut être particulièrement difficile dans une culture qui valorise en fait la conformité et le conformisme.

L'épreuve du bivium peut ici prendre place à la bifurcation entre le chemin de l'individuation, qui implique d’interroger les normes et les attentes sociales pour poursuivre ses propres désirs et aspirations, et la voie plus conventionnelle de la conformité sociale et de la sécurité matérielle.

Jung observe que la plupart des individus optent pour la voie de moindre résistance, préférant le confort et la sécurité de la vie conformiste plutôt que de faire face aux défis et aux sacrifices nécessaires à l'individuation. Il souligne que la véritable individuation implique de remettre en question les croyances et les valeurs établies et de faire face à l'incertitude et à l'angoisse existentielle.

La réalisation de soi authentique et la recherche de l'individuation peuvent être des parcours solitaires et ardus, nécessitant un courage et une détermination considérables face aux obstacles et aux pressions sociales. L'enjeu est le suivant : c'est seulement en franchissant l’épreuve du bivium et en choisissant le chemin de l'individuation que l’on peut vraiment trouver un sens de satisfaction et de plénitude dans la vie.

Dr. Frederic Vincent