Ce que l'École de Francfort nous dit du capitalisme
- Au début du XXe siècle, le rapprochement des théories psychanalytiques de Sigmund Freud avec le matérialisme historique de Karl Marx permet d’envisager une synthèse critique du capitalisme. Porté par l’École de Francfort, le mouvement de pensée freudo-marxiste envisage de comprendre les dynamiques psychologiques des individus à partir des structures économiques et sociales. Pour la psychanalyse, c’est une nouvelle exposition des troubles psychiques au prisme du capitalisme comme système et de ses effets néfastes sur l'être humain et sur la nature.
Le freudo-marxisme, une fusion critique
Les bouleversements politiques et sociaux du début du 20e siècle, la révolution russe de 1917 et la montée des mouvements socialistes et communistes ont nourri la critique du capitalisme. Simultanément, la psychanalyse gagnait en popularité et en reconnaissance, offrant une nouvelle compréhension des motivations inconscientes et des conflits internes de l'esprit humain.
Wilhelm Reich fut l'un des premiers à tenter la fusion. Psychanalyste et marxiste, il a exposé les influences directes des structures sociales sur les névroses individuelles. En insistant particulièrement sur la répression sexuelle comme mécanisme de contrôle social dans La révolution sexuelle (1936), il soutient que la libération sexuelle est essentielle à la libération politique et économique.
L’École de Francfort, une ébauche d’alternative
Fondé en 1923 à Francfort-sur-le-Main, un institut de recherche sociale réunissait des penseurs tels que Max Horkheimer, Theodor Adorno, Herbert Marcuse, Walter Benjamin et Erich Fromm. L’objectif était d’observer de quelles manières les structures économiques et les idéologies influencent la psyché humaine pour pouvoir proposer des voies de transformation sociale.
Horkheimer et Adorno, dans Dialectique de la raison (1944), critiquent par exemple la rationalité instrumentale du capitalisme en tant qu’elle conduit à des formes de domination et de répression, qu’elle glisse vers la barbarie malgré les promesses de libération des Lumières. Dans Eros et civilisation (1955), Marcuse propose la synthèse des théories freudiennes et marxistes, considérant que le capitalisme est à la fois cause d’aliénation et de refoulement. Une véritable libération nécessiterait la réorganisation de la société pour permettre une expression plus libre de l’Eros.
L’éclairage psychanalytique
La compréhension profonde des motivations inconscientes et des conflits internes révèle que les désirs réprimés et les conflits psychiques non résolus peuvent conduire à des névroses et à des comportements destructeurs. Les effets des structures économiques et sociales induisent non seulement la répression des besoins matériels, mais aussi des besoins psychiques des individus.
Dans La peur de la liberté (1941), Erich Fromm explore les incidences des conditions économiques et sociales sur la liberté individuelle et la santé mentale. Il met par exemple en évidence le rôle des structures familiales et des valeurs culturelles dans la formation des personnalités autoritaires. Fromm prolonge les idées freudiennes pour expliquer de quelle manière les mécanismes de défense psychologique servent ensuite à maintenir l'ordre social capitaliste.
Les contrecoups du capitalisme
Les travailleurs sont aliénés, rouages d’une machine inhumaine qui les détachent systématiquement du produit final de leur travail, dépossédés et rendus dépendants d’une valeur d’échange qui leur échappe, dans un processus qui se répète sans cesse et engendre une perte de sens et de satisfaction, affectant profondément la santé mentale. Ce modèle favorise une culture de la compétition et de la productivité à outrance, entraînant un stress chronique, l’épuisement professionnel et de nombreux autres troubles psychiques. La psychanalyse souligne que cette aliénation crée des conflits internes, exacerbant les sentiments d'anxiété et de dépression.
En concentrant mécaniquement la richesse et le pouvoir entre les mains d'une minorité, le capitalisme tend à exacerber les inégalités sociales. Limiter l'accès équitable aux ressources et aux opportunités constitue un facteur aggravant des tensions sociales. La psychanalyse montre que ces inégalités induisent des sentiments d'infériorité et de frustration qui alimentent des dynamiques de ressentiment et de désespoir. L'insécurité économique et la précarité de l'emploi, souvent exacerbées par des politiques néolibérales, augmentent significativement les risques de troubles.
L'individualisme l’emporte sur les valeurs communautaires et solidaires. Les relations humaines se réduisent à des transactions, motivées d’abord par l'intérêt personnel plutôt que par des liens authentiques et altruistes. Cette dynamique conduit à une déshumanisation des interactions sociales, et la psychanalyse signale que cette tendance exacerbe les sentiments de solitude et d'aliénation, que l’individu souffre du manque de relations authentiques et significatives.
Des conséquences à l’échelle de la planète
Soumis à une croissance économique continue, le modèle capitaliste entraîne une surexploitation des ressources naturelles, avec des résultats dramatiques : la déforestation, la perte de biodiversité et la pollution des écosystèmes. Les émissions de gaz à effet de serre, principalement dues aux activités industrielles, aggravent le changement climatique qui s’accompagne de catastrophes écologiques. Adorno et Horkheimer ont critiqué cette approche utilitaire de la nature, qui n’envisage l'environnement que sous l’angle de la ressource à exploiter. La psychanalyse explique que cette destruction de la nature est liée à des pulsions inconscientes, des pulsions mortifères, le Thanatos freudien.
D’autre part, le capitalisme encourage une culture de la consommation rapide et de l'obsolescence programmée, où les biens sont produits pour être remplacés rapidement. Cette dynamique génère une surproduction de déchets et renforce la surexploitation des ressources. Adorno et Horkheimer dénoncent la manipulation des désirs des consommateurs pour perpétuer une insatisfaction chronique, et pour maintenir la demande. La psychanalyse révèle que cette insatisfaction se nourrit des désirs inconscients non comblés, entretenant le cycle de consommation compulsive.
De la critique à la méthode
Les penseurs de l’École de Francfort ne se contentent pas de dénoncer les maux du capitalisme ; ils proposent également des voies de transformation. Jürgen Habermas, par exemple, met en avant la rationalité communicative, le dialogue et la participation démocratique qui peuvent conduire à des normes sociales plus justes. La psychanalyse, en aidant les individus à comprendre et à gérer leurs pulsions inconscientes, peut contribuer à cette émancipation. L'objectif est de promouvoir une société où les structures de pouvoir sont remises en question, permettant aux individus de s'épanouir pleinement tout en respectant la nature et en entretenant des relations humaines authentiques.
En alliant les théories psychanalytiques de Freud avec les critiques marxistes du capitalisme, le freudo-marxisme souligne la nécessaire prise en compte des effets du capitalisme sur l'être humain et sur la nature. Il n’y a pas de fatalité, nous ne sommes pas condamnés à assister en spectateurs captifs aux conséquences dramatiques d’un système global. Nous pouvons déjà promouvoir des transformations sociales et économiques qui respectent la dignité humaine et l'intégrité de la nature, envisager de rétablir un équilibre plus pérenne, tendre vers Eros sans s’abandonner complètement à Thanatos. C’est une posture plus harmonieuse qu’il s’agit de cultiver, un juste milieu qui est l’un des défis majeurs de l’humanité. Quelle place pour l’homme ? Carl Gustav Jung disait : « trop d'animalité défigure l'homme civilisé, trop de civilisation crée des animaux malades. »
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