Instant de bonheur
- Sur fond de gigot et d’humanité le court métrage de Raffaël Enault propose une traversée hallucinée de la pulsion thanatique dans un monde postmoderne confus.
En ce jour morne et oppressant, les factures Orange et EDF s'accumulent en cortège funéraire autour de mon cabinet de psychanalyste néo-jungien. Dans un centre commercial où l'âme des clients se perd entre les promotions et les soldes, j'ai réussi à m'accorder une échappée belle, une heure sacrée pour m'immerger dans l'univers sulfureux et pourtant vivifiant de Un instant de bonheur, le court-métrage fulgurant de Raffael Enault, jeune réalisateur français très prometteur.
Le jeu des opposés
Dès les premières images, le spectateur est enveloppé d’une atmosphère dépressive où la noirceur de la psyché humaine rivalise avec l'éclat des lames de boucher. Ce ballet macabre dessine la rencontre de deux destins brisés : Jean-Pierre, ancien pourvoyeur de viande devenue chair, et Ben, un jeune parigot en perdition qui court après la mort comme d'autres après le bonheur.
Porté par les performances magistrales de Fabien Caleyre et Georges d'Audignon, le film révèle un duo de choc digne des légendes du cinéma d'antan, où la violence du geste se mêle à la tendresse du regard dans une sorte de Buddy Movie à la sauce postmoderne. Une étrange danse prend forme entre la vie et la mort, le cancer qui ronge Jean-Pierre lui insuffle une urgence existentielle, tandis que les échecs répétés de Ben dans sa quête suicidaire interrogent la fragilité de son désir mortifère.
L'antagonisme des deux protagonistes, aussi évident que les contrastes entre ombre et lumière, offre au spectateur une expérience viscérale et jouissive qui n'est pas sans rappeler le mythique Buffet froid de Bertrand Blier. Les pulsions meurtrières de Jean-Pierre et les tourments intérieurs de Ben tissent un lien indéfectible, une complicité d'une beauté aussi brutale que touchante.
Au-delà de cette rencontre improbable, Un instant de bonheur agit comme un miroir acéré de notre époque, où la recherche identitaire se perd dans les confusions culturelles constantes et autres hyper-simulacres propres à la postmodernité naissante. Enault nous rappelle avec maestria que la quête du sens, aussi désespérée soit-elle, demeure au cœur de toute existence humaine, même dans une époque aussi absurde que la nôtre.
Des références, une quête de sens
Un instant de bonheur prolonge indéniablement un souffle hérité des grands noms du cinéma français tels que Jean-Pierre Marielle et Jean Yanne. Comme Marielle, les personnages joués par Fabien Caleyre et Georges d'Audignon assemblent profondeur tragique et élégance désenchantée, rappelant les rôles emblématiques du regretté acteur. De même, l'esprit caustique et subversif qui imprègne les dialogues et les situations évoque l'audace de Jean Yanne, sa capacité à dépeindre la noirceur de l'âme humaine avec un mélange de cynisme et de tendresse. En jouant de ces influences, Raffael Enault parvient à créer une œuvre singulière, à la fois ancrée dans la tradition du cinéma français et résolument postmoderne dans sa forme et son propos.
À travers une esthétique léchée et une écriture ciselée, le jeune réalisateur habille son film d’une poésie sombre et envoûtante, digne des plus grands maîtres du cinéma. Tel un nouveau Michel Audiard, il jongle avec les mots et les images pour mieux sonder les complexités nosologiques de la psyché humaine.
Un instant de bonheur reste comme une expérience sensorielle et intellectuelle, un cri de désespoir et d'espoir mêlés, qui résonne au plus profond de notre être psychique. Dans un monde où la mort et la vie s'entrelacent comme les fils d'une tapisserie macabre, Enault nous offre un moment de grâce, une lueur dans l'enténébrement datacratique qui sévit tant dans notre civilisation décadente, un instant de bonheur fugace et pourtant si précieux.
(Illustration © Un instant de bonheur Poppy Pictures)
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